Le roman

chapitre 1

- Les Médusés -

EXTRAIT

 

 

A tous ceux qui s’effacent inexorablement de nos mémoires
 mais qui resteront à jamais gravés dans nos cœurs

 

Nous sommes ce que nous laissons...

 

1. Au commencement

 

 

L'amnésie, c'est comme si on essayait de se souvenir des mois passés dans le ventre de notre mère. On a beau chercher, fouiller, creuser au fond, au plus profond de nous, on ne peut percevoir tout au plus qu'une infime sensation inexplicable, floue, vague, protégée par un rideau de brouillard épais infranchissable. Impossible d'aller voir de l'autre côté, impossible de revenir au point de départ, impossible de retourner nous lover à l’intérieur de notre origine.

Du plus loin que je me souvienne, il y eu d'abord la stupeur, l'angoisse du vide, l'incompréhension. Puis les premiers pas d'errance au milieu du désert. Et par instinct de survie, sans qu'on ait eu besoin de mémoire, les actes irrigués par une racine ancestrale, la recherche de l'autre, la chaleur humaine, le regroupement et la lente réorganisation instinctive.

Peu à peu revinrent les mots d'un outre-langage, remodelant et ravivant nos bouches béantes et affamées.

Notre nourriture : un insecte cannibale, seule forme de vie environnante, que nous avons baptisé « Lipia » en rapport aux petits bruissements qu'il fait lorsqu'il frotte ses multiples antennes les unes contre les autres.

On commença par créer des repères pour remplir le vide.

On inventa un calendrier.

On nomma notre monde le Grand Solstice en rapport à l'omniprésence accablante de l'astre solaire.

 

Au départ, nous n'étions pas très nombreux.

Chacun essayait d'apporter un souvenir, d'extraire un morceau de sa mémoire pour contribuer à quelque chose d'utile, déposer sa pierre sur l'édifice, participer à la tache commune de reconstruction. Mais, malgré la bonne volonté de tous, mis bout à bout, on n'obtenait rien d'autre qu' un gargouillis confus de récits incohérents.

C'est en commençant de creuser le sol désertique et stérile, en découvrant ce que certains nommèrent très vite le plasma, cette étrange matière résineuse et vitreuse que l'on rencontre systématiquement dès lors qu'on déblaye un mètre de terre sableuse, c'est à ce moment là que nous avons commencé à comprendre que notre passé se trouvait sous nos pieds et qu'il nous faudrait creuser pour comprendre et survivre. Comprendre qui nous étions avant, d'où nous venions, pourquoi cette amnésie. Comprendre le passé, condition qui nous semblait indispensable pour construire un avenir.

Les premiers vestiges de mémoire laborieusement arrachés du sol nécessitèrent plusieurs journuits de fouille. Il faut dire qu'au départ, nos moyens techniques se limitaient à quelques objets de notre fabrication, nécessitant une grande ingéniosité dans leurs réparations fréquentes. Le plus efficace restait nos mains, mues par une grande force de désespoir.

C'est comme ça que les restes rouillés d'un étrange engin furent laborieusement mis à jour. On aurait dit un cousin mécanique géant du Lipia retourné sur le dos, les pattes en l'air. Quatre moignons comme des sortes de roulement à chaque angle d'une carcasse rongée de toute part, ornée à son extrémité d'une petite statuette représentant une créature à gueule ouverte en train de bondir. C'était la première image d'une espèce vivante depuis notre réveil, en dehors du Lipia.

Certains voyaient dans cet ornement le symbole d'une puissance agressive passée, une idole consacrée à une quelconque divinité. D'autres affirmaient qu'elle représentait les anciens maîtres de ce monde.

Très vite, apparurent des îlots de fouilles. Des campements de fortunes se formaient un peu partout et tout le monde se mit à creuser. Lorsque le sol restait muet, ce qui n'était pas rare, les cavités ainsi engendrées devenaient des zones d'habitat fixe, des terriers servant d'abri contre le soleil.

Cela nous donna de l'espoir. Chacun cherchait de nouveaux vestiges, traquait de nouveaux indices comme autant de pièces de puzzle. Chaque objet trouvé racontait une histoire, devenait très vite une légende et finissait recyclé quand le plasma qui le recouvrait ne l'avait pas complètement rendu inutilisable.

 

 

Puis, à la onzième journuit du soixante sixième cycle de solune, à quelques kilomètres de ma zone de fouille, la plus inespérée et étrange des découvertes allait devenir l'objet le plus précieux, le sujet le plus intarissable de toutes les conversations des soleils à venir, orientant inexorablement le devenir de notre fragile organisation et ravivant pour longtemps la flamme de nos pauvres âmes nésiques.

C'était une journuit comme les autres. Une de plus à creuser dans l'espoir de trouver un truc qui illuminerait l'obscurité de nos cavités mémorielles, qui, d'un coup, nous frapperait de plein fouet, un coup de marteau au bon endroit du lobe souvenir.

 

Et Là ! D'un coup, une étrange petite rondeur dépassait du sol. On aurait dit le haut d'une tête. Non ! On n'aurait pas seulement dit, c'était le haut d'une tête. Un cuir chevelu, puis un front et bientôt des yeux, un nez, une bouche. Les deux fouilleurs qui se trouvaient là, s'arrêtèrent de creuser, restant à genou, bouche bée, face à face, immobile, les mains encore fumantes de la poussière de sable qu'ils venaient de déblayer autour de cette tête. Cette tête, à peine sortie du sol, qui les regardait sans rien dire, derrière ses lunettes vitreuses, le visage entièrement recouvert de plasma.

 

C'était autre chose que des carcasses d'engins rouillés, d'objets en tout genre, de machins cassés, vitrifiés, trop souvent inexploitables.

Là !On se tenait face à nous-même !

C'était comme si on venait de se trouver !

Et lorsque les monceaux de sables et de terre vitrifiée furent évacuées ce que cet étrange trésor révéla, nous bouleversa. Le corps de cette statue, de cet être, nous ne savions pas encore comment l'appeler, était complètement lié à des restes d'objets plasmifiés. Ces amas de matière, de débris enchevêtrés les uns aux autres, semblaient appartenir à son corps, pas seulement collés à lui, ils coulaient de son bras droit, coulaient comme une vomissure, comme si ce bras gangréné, avait commencé à se métamorphoser. Et plus étonnant encore, il marchait !

On raconta que ceux d'avant avaient organisé leur société autour de la création et l'accumulation de milliards d'objets plus ou moins utile mais néanmoins rendus indispensables au quotidien de leur vies. Quand un objet ne marchait plus on le jetait et on le remplaçait, tout simplement.

C'est ainsi que des tonnes de débris se seraient retrouvés enfouit sous nos pieds.

Certains humains auraient tentés de lutter contre ce phénomène qu'ils jugeaient inutile, polluant et néfastes pour leur environnement, est devinrent des Marcheurs d'épave, n'ayant qu'un unique but : transporter leurs résidus avec eux dans un long voyage pour les déposer en un endroit où ils ne souilleraient pas la planète. Ils n'arrivaient plus à accepter que leurs propres objets devenus obsolètes viennent renforcer les montagnes d'immondices déjà enfouis sous terre.

Les Marcheurs d'épave parcouraient le monde en un voyage sans fin car il n' y avait nulle part où déposer leur charge. Entassant de plus en plus d'objets au fur et à mesure de leur périple, ceux qui les ont vu passer racontent que les Marcheurs, peu à peu, se fondaient, se mêlaient à leurs bagages de rebuts, ne ressemblant à la fin qu'à des êtres hybrides mi chair mi débris, ne ressemblant plus à rien de connu. Comme des chenilles devenues papillons, les marcheurs devenaient des créatures mythologiques, des chimères composées de parties disparates, formant un ensemble sans unité, errant sans agressivité parmi les hommes, à la recherche d'un sanctuaire utopique où ils pourraient se libérer de leur lourd, lourd fardeau.

Ainsi naquit la première légende d'une longue série, car quand vinrent les suivants, les autres prodiges, figés eux aussi en plein mouvement, énigmatiques et irréels derrière leur peau de plasma, un à un, nous avons commencé à extraire de cette terre bavarde et désolée, les êtres d'une civilisation disparue, peut-être celle qui fut la nôtre avant le Grand Solstice. On les appela les Médusés.